Je me souviens quand je les ais vu tout les quatre.
J'étais avec mon clan, dans cette vieille usine désaffectée.
Nous ne sommes pas nomades, contrairement à nos cousins, mais les hommes
nous délogent de nos tanières, nous abattant en nombre dans le
pire des cas, séparant parents et enfants dans le meilleur. Alors nous
déménageons souvent, pour ne pas attirer l'attention sur nos rassemblements
tribaux.
C'était un coin tranquille, un des meilleurs que nous ayons jamais connus,
infesté de rats et de pigeons, idéal pour nous.
J'étais avec ma dernière portée en date, trois petits encore
tout pelucheux, les yeux à peine ouverts, qui s'agrippaient à
mes mamelles dès que je m'allongeais parmi eux. Mon compagnon du moment,
un beau mâle gris, probablement deux fois plus jeune que moi, avait trouvé
un tas d'étoffes abandonné, protégeant nos petits du froid
de l'usine ouverte aux vents.
Et moi, sage et shaman de la tribu, j'allaitais mes enfants, ronronnant aux
creux de leurs oreilles encore froissées quelques vérités
du fond des âges, espérant que l'un d'eux deviendrait shaman à
son tour, pour rappeler à notre peuple ses origines.
Oeil de chat
Queue de rat
Gueule de chien
Et peau d'humain
Notre peuple est amnésique, oubliant d'où il vient et pourquoi
nous sommes ainsi. Cela fait des siècles que nous oublions, petit à
petit, nous contentant d'une existence facile au milieu des hommes, traités
comme des animaux de compagnie, alors que nous avions été des
Dieux il y a des millénaires.
Nous ne sommes plus beaucoup à nous souvenir de nos peaux d'humains.
Les shamans surtout, et pourtant certains ne sont plus sûrs, ressassant
contes et légendes comme des histoires pour les enfants.
Je peux reprendre ma peau d'humain, quand la lune est ronde, que la nuit tombe,
et rare sont ceux qui me voient, nue sous la lumière d'un lampadaire,
les seins lourds de lait et les cheveux noir et blanc tombant presque au sol.
Rare sont-ils et ils croient rêver quand, la seconde d'après, ils
ne voient plus qu'une chatte bicolore aux yeux verts assise sur le trottoir.
Cette nuit-là, mon mâle est venu me sortir du nid.
Vite, vite, miaulait-t-il, accompagné d'une de ses surs. Tu dois
venir, tu dois voir ça. Même le vieux Marche Loin n'en revient
pas! Il dit qu'il n'en a jamais vus des comme ça!
Je m'arrache aux mâchoires faibles de mes petits, laissant leur tante
les allaiter à ma place. Si Marche Loin n'en revient pas, alors ce doit
être quelque chose d'étonnant, car Marche Loin a vu passer trente
étés depuis qu'il a sorti les moustaches du ventre de sa mère
et c'est énorme pour notre peuple, même ceux qui ont gardé
le souvenir du temps où ils étaient grands comme des ours avec
des crocs comme des couteaux. Je suis mon mâle, jusqu'à une partie
de l'usine où tout le monde s'est rassemblé, vieux baroudeurs
couturés de cicatrices, femelles pleines ou allaitantes, jeunes et moins
jeunes, juchés en hauteur en jetant un regard méfiant en contrebas.
Marche Loin est là, traînant sa carcasse tout maigre et puante,
ses moustaches brisées tremblant dans l'air frais. J'approche doucement,
frottant mon épaule contre la sienne et il renifle rapidement mon museau,
me reconnaissant comme une de ses filles.
-Que se passe-t-il, Marche Loin ?
-Des loups.
Des loups ? Impossible, les hommes les ont traqués, détruits,
comme ils ont fait avec nos ancêtres, et leurs descendants sont devenus
des esclaves des hommes, qui déforment leur corps par de savants accouplements
contre nature, comme ils ont déformé leurs âmes en les apprivoisant.
Et pourtant je me penche, jetant un regard par-dessus la caisse, et je les vois.
Et Il me voit aussi.
Je sais aussi qui il est, ce qu'il est et qu'aucun de mes enfants ne craint
rien avec lui.
Ce sont des loups. Des loups qui marchent debout.
Il est beau, ce shaman des loups debout. Il a une fourrure comme on en voit
rarement ici, surtout chez les miens, des cheveux blonds comme les blés,
qui bouclent et ondulent, et j'ai l'impression de voir un soleil se levant sur
des nuages.
-Qu'est-ce qu'il y a comme chats par ici...
Nous reculons tous vivement en entendant la voix humaine. Certains crachent,
ayant déjà perdu compagnons ou parents par la main de l'homme,
d'autres fuient, apeurés, mais je reste sur place, sentant le souffle
de mon père dans mon dos. C'est une femme qui vient de parler, grande
et maigre, sale comme les clochards qui traînent parfois dans nos antres,
mais plus digne que n'importe quel autre humain.
C'est étonnant cette arrogance, cette fierté un peu sauvage que
les siens ont perdue quand ils ont commencé à construire des maisons
et dompter le feu. Elle s'agenouille, tendant la main vers une jeune blottie
contre une caisse, et murmure des petits mots.
-Hey... chaton... petit petit petit, viens ici...
Bel Ambre panique, grimpe la pile de caisse comme un arbre et ne se permet de
lui souffler dessus, la queue hérissée, qu'une fois bien à
l'abri là haut.
-Joue pas avec la nourriture, Fugitive, marmonne un autre loup, qui n'est pas
soleil et blé mais lune et glace, noir comme la nuit aux yeux bleus que
je n'ai jamais vu ailleurs que chez un de mes lointains cousins dégénérés,
trop maigre, au pelage marqué de brun sur les pattes et le museau. Il
est encore plus grand qu'elle, mince, mais respirant une force tranquille et
une assurance qui dénote des chefs de meute.
-On ne mange pas les chats, intervient le loup soleil, sa voix comme une montagne
qui parle.
Un autre loup, plus jeune, qui est comme la terre et la pluie, se détourne
de la contemplation intéressée d'un gros mâle tigré.
" Mais j'ai faim! "
-Chasse des rats, Pluie, continue le loup soleil en se levant, mais on ne touche
pas aux chats. Pas à ceux-là.
" Ils sont une meute étrange ", me murmure Marche Loin en se
blottissant contre moi. " Les loups debouts sont rarement aussi peu, rarement
aussi jeunes et jamais sans femme. "
Je rétorque qu'ils ont une femme, mais il miaule doucement en réponse.
Une guenon. Pas une louve.
Finalement, les trois loups partent en razzia sur les rats, pendant que la fille
reste sur place, sortant des boites de métal de son sac. Quelque chose
m'intrigue en elle, une sensation d'inconfort, comme lorsque je rencontre mes
frères tordus, aux museaux écrasés, à la fourrure
hypertrophiée ou à la queue coupée.
Elle a quelque chose d'anormal pour son espèce.
Marche Loin miaule piteusement quand je saute de notre point d'observation,
m'approche lentement de la fille qui ouvre une boîte à coups de
couteau. Je fais des cercles autour d'elle, restant prudemment proche des piles
de caisses, au cas où un des loups déciderait de revenir me croquer.
Elle finit par me repérer. C'est fatal, je ne me cachais pas vraiment,
et j'espérais la toucher, sentir son odeur, goûter sa bizarrerie.
Elle me sourit et pose le couteau, piochant sa pitance à même la
boîte.
-Salut, toi.
Elle sent... Elle sent étrange.
Elle sent la sueur, la crasse.
Elle sent quelque chose de piquant, de sulfureux.
Elle sent le sang, mais elle n'est pas blessée, et ce n'est pas sa lunaison.
Elle sent les loups, partout sur elle, mais pas l'odeur du sexe.
Elle sent autre chose, et c'est ça qui me dérange.
J'approche encore, à petit pas, faisant mine de m'intéresser à
son repas, et elle tend doucement la main, pour ne pas m'effaroucher.
Son manteau de fourrure rouge glisse sur son épaule, attirant mon attention.
C'est une étrange parure pour une clocharde, même vivant parmi
les loups debouts. Cela ne ressemble même pas à un vêtement
humain, tout juste une loque jetée sur son dos, qui ne la protège
ni du froid ni des regards.
Elle sent le loup.
Elle sent un quatrième loup.
Et c'est cette odeur, mêlée à la sienne, qui me dérange.
Elle devient un loup debout.
Cela fait des siècles que ce n'est pas arrivé, les hommes ont
tout fait pour l'empêcher, brûlant vif ceux qu'ils trouvaient.
Danse sur le feu
Danse le leu
Danse sur le feu
Le feu de leur Dieu
Cache toi le leu
Cache toi d'leurs yeux
Cache toi au mieux
De leur mauvais Dieu.
J'en suis tellement surprise que je ne m'écarte pas quand elle me caresse
le dos, gratouillant derrière mes oreilles.
Depuis quand un singe est-il devenu un loup debout? Ou un chat debout? Ou un
autre cousin, disparu ou non?
Depuis quand la lune a-t-elle accepté un nouvel enfant dans son sein?
Lequel des trois loups a eu l'idée de jouer avec une magie aussi ancienne
que nous? Sait-elle ce qui se passe? Ce qui change en elle? J'ai envie de demander,
mais sait-elle seulement que les chats debout existent?
Elle ne sait pas... Ni le loup de terre, ni le loup de lune... Mais le loup
soleil sait.
Je le retrouve rapidement, en train de débusquer un gros rat dans une
caisse vermoulue. Il le tue, sans douleur, comme le font les shamans. Le loup
soleil est grand et le rat ne fait que quelques bouchées pour lui, aussi
j'attends qu'il ait fini avant d'approcher, queue levée en signe de paix.
" Loup soleil? "
Il achève de croquer sa proie et me regarde longuement avant d'avaler
tout rond sa bouchée, s'asseyant pour se lécher les babines. Je
m'assieds à un mètre de lui, puis décide de prendre ma
peau d'humain.
Parler sera plus simple.
Et je me sentirai moins petite face à lui.
Il prend sa peau d'homme lui aussi, assis en tailleur, vêtu alors que
je suis nue. J'envie le pouvoir des loups debouts. Ils ont été
les premiers enfants de la lune, les plus fiers, les plus féroces, et
ont gardé tant de pouvoir de leurs ancêtres. J'ai presque honte
de la déchéance de mon peuple quand je le regarde, vêtu
de cuir et de jean comme d'une armure, ses tatouages si noirs tranchant sur
sa peau dorée, racontant les plus beaux rêves où il a marché.
-Que puis-je pour vous, Shaman? demande-t-il, s'inclinant comme un apprenti,
alors qu'il a largement l'âge d'avoir été présenté
à la lune.
Je lui expose ma question sur la femme, sans trop prendre des gants, mais telle
est ma nature, et j'utilise si peu les Mots, qu'il est difficile d'y revenir
après des années sous ma forme de chatte.
Il fait une petite moue pensive, réfléchissant à ma question
avant de répondre.
Il a une belle voix, très grave, qui me donne l'impression qu'il ronronne
; bien que j'allaite et que nos espèces sont sûrement incompatibles,
j'ai brusquement envie de m'accoupler avec lui.
-Je suis la volonté de mon père, qui a donné sa peau pour
protéger Fugitive.
-Sait-elle ce qui l'attend?
Il hésite puis hoche la tête, secouant sa crinière blonde.
Il aurait dû être lion plutôt que loup, il est beau, il sent
bon, il est fort, il est désirable.
-Elle a une âme de shaman. Elle comprend les choses mieux qu'un singe
le ferait. Les Pères de ma race l'ont déjà visitée
en rêve.
Une guenon shaman visitée par les Ancêtres et devenant louve?!
Un moment, le cumul de tant de dons m'horrifie. Mais c'est peut-être normal...
Les shamans des singes furent les seuls à devenir des loups debouts,
les seuls à cumuler assez de sagesse et de volonté pour redevenir
des animaux sans y perdre leurs âmes. Et que les Ancêtres viennent
la voir, s'assurer qu'elle survive, c'est aussi normal. Elle est la première
à renaître louve depuis des siècles.
Tout est lié.
Quand nous retournons près de la fille, celle-ci s'est assoupie, utilisant
le loup de lune comme oreiller. Le loup de terre et lui m'adressent un regard
méfiant en me voyant marcher près de leur compagnon. Je n'ai pas
repris ma peau de chat, par pure fierté imbécile en voyant le
loup soleil marcher, et je tente cahin-caha de suivre son allure.
-Elle ne nous veut aucun mal, déclare le loup soleil quand nous arrivons
à leurs côtés.
" Qui c'est? " demande le louveteau avant de se prendre une taloche
sur le museau de la part du loup soleil.
-Sois poli, Pluie. C'est la shaman de sa tribu, nous sommes sur leur territoire.
Le loup de lune incline très dignement la tête, poli, mais toujours
fier et hautain. Il est beau, lui aussi, à sa manière, pleine
d'insolence et de moquerie, de rudesse et de fougue, mais aussi de douceur et
de tendresse à l'égard de la fille, qu'il accepte contre lui comme
un petit malade ou une femelle pleine.
Elle dort, le sommeil agité par les rêves étranges qu'elle
doit faire, rêvant loup avec des mots d'humain. Je jette un regard prudent
au loup de lune avant de lever ma patte- ma main- et la poser sur son crâne,
la rassurant d'un murmure.
Ses cheveux sont cassants et crissent sous ma main. Elle n'est pas vraiment
belle, pas comme les aiment les humains ou les chats debouts, elle n'a pas assez
de mamelle pour eux, et pas assez de hanche pour nous. Je ne sais pas ce que
les loups debouts cherchent dans leurs femelles, mais le loup de lune la couve
du regard.
Ma caresse sur sa fourrure semble la calmer et son sommeil se fait plus profond.
Elle frissonne la pauvre. Elle ne porte presque rien sous son manteau et le
temps est froid. Quel âge a-t-elle cette guenon qui devient louve? Plus
que moi? Moins que moi? Son visage est celui d'une jeune fille, son corps celui
d'une guerrière endurcie, et puis c'est une humaine, elle doit être
plus âgée, mais j'ai déjà porté tellement
de vies, perdu tellement d'amis, que je me sens plus vieille.
Et elle tremble comme un chaton sans mère.
Le loup lune me regarde soupçonneusement quand je viens me blottir contre
elle, reprenant ma peau de chat, infiniment plus douce et chaude que la leur.
Elle se réveille à demi, épuisée, mais se détend,
passant une longue main dans ma fourrure.
-Chat...
-Elle vient t'aider, murmure le loup soleil.
-Merci, répond-elle.
Je plisse les yeux, doucement, puis lève la tête vers mon peuple
qui observe et écoute.
-Venez la réchauffer.
Elle sursaute en entendant ma voix, en sentant mes jambes contre les siennes,
ma main dans ses cheveux. Et mon peuple vient, comme un flot de fourrure, s'enrouler
autour d'elle et des trois loups debouts.
Le loup soleil sourit, me remerciant d'un signe de tête et se laisse flairer
par les jeunes, gratifiant un curieux d'un petit coup de langue sur le nez avant
de s'installer près de la fille.
J'aimerais savoir ce qui leur arrivera. Après tout, mon peuple est connu
pour sa curiosité maladive et trois loups debouts, plus une guenon, qui
voyagent chez les hommes, c'est assez rare pour alimenter nos contes de veillés
pour une dizaine de générations. Je peux presque imaginer ce que
les enfants de mes enfants chanteront aux fils de leurs filles.
Ils sentent l'homme et le sang, la sueur, la saleté, les forêts
que je n'ai jamais vu qu'en rêve, leurs songes sont teintés d'amertume
et de rancur.
Je ne sais pas ce qu'ils font là, ni d'où ils viennent, mais je
sais que demain, ils seront repartis.
Je sais qu'ils iront droit à un destin sanglant.
Et la seule chose que je peux faire, c'est les bercer de ronronnements et les
réchauffer de ma fourrure.
Ils vinrent à trois et une.
Trois loups et une enfant.
Beau soleil et yeux de lune,
Chant de pluie et peau de sang.
Arrivant sous la lune
Et le jour s'en allant
J'entends chanter les runes
De leurs exploits naissant.