Ce soir la lune est à moitié pleine.
Dans deux mains, elle sera ronde pour la neuvième fois et Fugitive renaîtra
en louve.
Si elle survit jusque là
Nous sommes revenus dans la forêt. Une forêt de pins sombres, aussi
effrayante pour les singes que les rictus de Sourire.
Aucun singe ne nous suivra là, le peu d'instinct qu'ils ont les tiens
à distance du cur des forêts, ou les animaux debout règnent
encore en maître sur les arbres et les proies.
Mais nous n'approchons pas de ce cur. Nous restons juste à la lisière,
que se soit pour chasser ou dormir. Nous sommes une meute d'errants, pas assez
nombreux, ni assez fort pour gagner un territoire au combat, et il y a des êtres
puissants ici. Une grande meute de loups, plus grande encore que la notre, avant.
Quelques ours debout, dont un shaman, qui a laissé sa marque et ses rêves
un peu partout sur les arbres.
Ils nous regardent de derrière les arbres, veillant à ce que nous
ne franchissions pas les limites de leurs territoires. Et même si Sourire
met un point d'honneur à longer la frontière au centimètre
près, il ne pose pas une griffe de l'autre côté.
Parfois, mon chef de meute me désespère.
Finalement, narguer les autres loups debout ne l'amuse plus et nous repartons
à la recherche d'une proie digne de ce nom.
Nous avons faim, et les lapins ne nous rassasierons pas cette fois. Il nous
faut une proie plus grosse.
Plus de viande.
L'arbre sur lequel je m'approche est grand et haut, son tronc est sombre et
rugueux, presque au point de m'écorcher la peau si je m'y frotte de trop
près.
Mais ses rêves sont doux.
Il rêve, depuis longtemps, puisque tel sont les arbres, des rêveurs
éternels. Il rêve qu'il est un arbre, au cur d'une forêt
et ses rêves croisent ceux des autres créatures.
Il rêve qu'il y a des renards qui nichent non loin de là, mais
ils ne nous nourriront pas, et puis, ils ont trop peur pour sortir de leur terrier.
Il rêve qu'il y a un sanglier, noir et puissant, mais à deux, nous
ne pourrons l'abattre, alors qu'il passe.
Il rêve qu'il y a des daims, aux yeux paisibles et à la fourrure
douce, toute une famille qui broute, à quelques centaines de mètres
de lui.
Un autre arbre rêve non loin d'eux et je passe dans son rêve pour
mieux voir.
Il y a une mère et son petit, un jeune à peine sevré. Il
y a une autre, encore pleine malgré la saison, et elles sont sacrées,
on ne peux y toucher.
Il y a un mâle, le chef, jeune et vigoureux, qui se battra jusqu'au bout
si nous l'attaquons.
Et puis il y a la vieille femelle. Elle est trop âgée, trop faible
pour mettre bas un nouveau faon, et puis cet hiver lui sera fatal, je le sais.
Alors, je sors de mon rêve et guide Sourire à la harde de daims.
Pluie et Fugitive restent au camp. Elle allumera probablement un feu, pour se
réchauffer et faire cuire la nourriture dans la boite de fer. Pluie râlera,
se moqueras du feu et de Fugitive, mais il finira par se rouler en boule un
peu moins loin que d'habitude, un peu plus près qu'il ne l'estime habituellement
nécessaire.
Je n'aime pas le feu. Comme tous les shamans probablement. Nos pouvoirs n'ont
pas de prise sur lui, nous ne pouvons l'ordonner, le diriger ou nous défendre
contre lui. Fugitive l'ignore, mais elle sait allumer et entretenir un feu.
Je n'ai jamais réussi à faire flamber une allumette, quand aux
briquets, j'ai tendance à les casser en quelques utilisations. Mais Fugitive
sait préparer et allumer une flamme, la nourrir pour qu'elle dure la
nuit entière ou la tuer au besoin.
Enfin, nous trouvons la harde. Nous approchons à pas comptés,
à pas de loup, prenant garde à la moindre brindille, au moindre
souffle déplacé.
Et puis le vent nous trahis, portant notre odeur aux naseaux de notre proie.
Immédiatement les deux mères déguerpissent, suivie par
le mâle, mais la vieille, comprenant peut être que son temps est
venu, part dans une autre direction.
Et c'est le début de la poursuite.
Elle est vieille, mais plus légère que nous, et elle fait des
bonds désespérés pour nous échapper. Tant qu'elle
reste dans les sous-bois, elle a une chance, mais si nous la rabattons dans
une clairière, nous pourrons la prendre de vitesse. Sourire lui colle
aux sabots, et claque des dents pour l'effrayer, et elle oblique brusquement,
vers une clairière un peu plus dégagée.
Et accessoirement, droit sur Pluie et Fugitive.
J'entends Pluie couiner comme elle trébuche sur lui et je bondis pour
l'aider à se dégager.
Je stoppe net quand Fugitive se jette sur la biche en grognant. Gênée
par Pluie, la biche perd de précieuses secondes, et alors qu'elle commence
à s'élancer, Sourire l'attrape par une patte, la faisant chuter.
Fugitive est sur elle en un éclair, la clouant au sol sous son poids
et le choc. Puis elle l'attrape par le museau et tire et la bête meurt,
la nuque brisée.
C'est finit.
Sourire lâche la patte, dédiant un regard étonné
à Fugitive. Pluie lèche ses bleus, fâché contre lui-même
d'avoir couiné comme un louveteau, mais il ne peut s'empêcher de
dévisager Fugitive, la fille, l'humaine qui vient d'abattre un daim,
sans armes, ni crocs.
Fugitive elle-même n'a pas l'air de comprendre ce qui vient de se passer.
Elle ne grogne plus, elle reste juste à contempler l'animal sur ses genoux,
à caresser distraitement le front velouté de l'herbivore pendant
son agonie.
J'approche lentement, pour ne pas la surprendre. Ses instincts sont tout neufs,
encore à vif, et elle pourrait réagir brutalement si je fais seulement
mine de lui voler sa proie.
Je me fais homme, et je reste assis devant elle, attendant qu'elle me voie vraiment
avant de poser la main sur le daim.
Elle grogne à mi-voix, s'interrompant aussitôt qu'elle s'en aperçoit.
J'attends qu'elle soit calmée avant de me pencher sur le daim, lui relevant
une oreille.
-Dis lui merci Fugitive.
Elle me regarde sans comprendre. Evidemment. J'oubliais que les singes sont
cessés de remercier les proies pour leurs morts, pour la viande qu'elle
leur donne.
-Elle est morte pour nous nourrir Fugitive. N'oublie jamais pourquoi les proies
meurent. Et remercie les pour ça.
Cette fois, elle a l'air de comprendre. Elle se penche à son tour et
murmure des paroles de remerciement. C'est encore très humain comme mots,
mais elle le fait, et c'est déjà un progrès.
Elle a son couteau passé à la ceinture, dans sa gaine, et je le
lui subtilise. Habituellement, le rituel se fait avec les crocs, ou les griffes,
mais elle n'en a pas.
Pas encore.
Je tranche la langue du daim, puis lui ouvre la gorge et le ventre. Son cur
est encore chaud quand je le sors de sa poitrine et le tend à Fugitive.
Elle sait ce que ça signifie, il y a quelques mois, quand Pluie a tué
sa première proie, j'ai fait pareil. Elle sait quoi faire.
Elle le prend, et me laisse poser ma main ensanglantée sur son visage,
barbouillant son nez et sa bouche, à défaut de pouvoir badigeonner
sa gueule.
Et puis Pluie essaye de lui barboter un morceau de viande.
Il mérite amplement la gifle qu'il reçoit, et Sourire, qui, malgré
ses moqueries, tente la même chose, reçoit le même traitement.
Elle me regarde les réprimander vigoureusement, avec un petit sourire
amusé et baisse les yeux sur le cur dans ses mains.
Il n'y a plus qu'une petite chose à faire pour achever le rituel.
Une toute petite chose, que les loups savent d'instinct.
Elle regarde le cur sombre, encore chaud, poisseux de sang.
Et, malgré son dégoût de la viande crue, elle mord dedans.
Cette fois, je laisse faire les deux goinfres qui nous servent de compagnon
quand ils se jettent sur la proie.
Quand nous sommes repus tout les quatre, même elle, qui a abandonné
sa boite de fer pour ronger la carcasse avec nous, nous retournons nous blottir
autour du feu. Pluie pousse des soupirs satisfaits, son ventre bien rebondit,
plus rassasié qu'il l'a été depuis plusieurs jours. Sourire
lèche les bras de Fugitive et s'il pousse des soupirs satisfaits, ce
n'est pas pour la même raison que Pluie, mais parce Fugitive le laisse
faire, le laisse même lécher son visage et son cou.
Ce soir, je me lèverais et je raconterais des histoires des loups debout.
Des histoires qui sont rarement contées, après les grandes batailles
ou les grands exploits, ou quand de grandes choses ont été accomplies.
Parce que ce soir, Fugitive est devenue un peu plus louve.
Elle a été celle qui court à la recherche d'un abri.
Elle a été celle qui suit, maladroitement, essoufflée,
les grandes foulées de mon peuple.
Elle a été celle qui court au devant du danger, une arme à
la main à défaut de crocs et des griffes.
Maintenant elle est celle qui coure avec nous, elle est notre égale.
Elle est notre Louve.