La nuit a été longue et la chasse infructueuse, mais les
hommes n’abandonnent pas. Ils suivent les traces depuis des heures maintenant,
cherchant ces grands loups qui ont été vus dans le coin, et pour la capture
desquels on offre une forte récompense. Quand les vieux du village ont vu les
premières traces, ils se sont signés, puis ont abandonnés la traque, arguant que
c’était le démon qui avait tué leurs bêtes. Mais eux, les deux plus jeunes
chasseurs, n’ont pas arrêté, se riant des superstitions ridicules de leurs
aînés. Avec cette prise, finit de jouer les bouseux dans leur coin perdu. Une
fois les loups capturés et la prime empochée, adieu la campagne, bonjour la
ville et ses avantages ! Plus questions d’élever les vaches ou cultiver les
champs, à eux la belle vie. Et puis quoi, si les empreintes des loups sont plus
grosses que celles de leurs plus gros matins ? Et que leurs chiens ont fuis eux
aussi en hurlant ? Ils ont des fusils, chargés à bloc qui plus est. Les loups,
aussi gros soient t’ils, n’y résisteront pas.
Il y en a trois, un très grand, un second plus petit qui le
suit de près et un jeune, qui gambade de ci de là, laissant derrière lui la
piste qu’ils suivent sans relâche. Ici des branches brisées, ici un trou creusé
pour débusquer une musaraigne. Il est imprudent ce louvart et c’est ce qui
causeras sa perte. La sienne et celle de ses compagnons, si discrets qu’il
fallut les yeux perçants d’un des chasseurs pour trouver quelques poils blonds
et noirs, témoignant de la présence de deux autres loups. Les traces sont
fraîches maintenant, ils sont près des loups.
C’est avec stupéfaction que les deux hommes débarquent
soudain dans une clairière, accolée à la route de la forêt. Un motel y a été
construit une vingtaine d’années auparavant, mais, faute de clients, ce n’est
plus qu’un bâtiment désolé, ouvert à peine quelques mois par an. Il y a une
voiture dans le parking, une jeep couverte d’ou sort l’odeur des fauves. Les
chasseurs n’hésitent pas à la fouiller, trouvant des couvertures parsemées de
poils brun, blond et noir. Ils se prennent à s’interroger. Les loups seraient
t’ils apprivoisés ? Est ce que quelqu’un les dresserais à attaquer le bétail ?
L’un des hommes hésite, se souvenant de ces contes de meneurs de loups, ce
rebouteux réputé indiquer aux loups quelle bergerie attaquer. Mais son compagnon
se moque de son hésitation et, d’une raillerie, le défie de continuer. Défi
qu’il relève, vexé d’être pris en flagrant délit de lâcheté, et les deux hommes
repartent aussitôt à la recherche des traces. Après vérification, aucune piste
ne sort de la clairière. Les loups sont donc à l’intérieur. Une des chambres est
occupée, on voit la lumière filtrer au travers des épais rideaux rouges. L’un
des hommes approche discrètement, tandis que son compagnon vérifie que le
gardien ne va pas arriver de si tôt. Ils se rejoignent devant la porte et le
plus vieux pose doucement la main sur la poignée, attenant l’assentiment de son
compagnon pour l’ouvrir, repoussant lentement le battant.
Peut être est-ce le courant froid qui la réveille, ou bien
le bruit, mais la jeune femme sur le lit se redresse aussitôt, ses cheveux bruns
et roux suivant son mouvement en de lourdes vagues molles. Un moment, les hommes
et la femme se fixent, aussi étonné les uns que les autres de se rencontrer
ainsi. Elle est nue, vêtue en tout et pour tout, d’un collier de cuir auquel est
pendu un petit sac, niché entre ses seins. Sinon, le drap est froissé à ses
pieds et ses vêtements parsèment le sol. Un chien est couché sur le lit, près
d’elle, un grand husky au poil doré presque blanc, mais quand les hommes
entrent, il se relève et va se réfugier au fond de la pièce en grondant. Un des
chasseurs le met en joue aussitôt et le chien se hérisse, découvrant ses crocs.
-Allons messieurs, faites moi plaisir, laissez le
tranquille et fermez la porte. Il fait froid.
L’autre chasseur obéit aussitôt, refermant la porte
derrière lui, sans quitter la fille nue du regard. Elle s’est agenouillée sur le
lit, montrant sans honte son corps pâle.
-Vous connaissez l’histoire du petit chaperon rouge ?
Commença t’elle à brûle pourpoint, alors que les hommes la dévorent du regard,
leur chasse oubliée.
Le chien jaune est énorme, peut être est-ce un des ‘loups’.
Ce ne serait pas étonnant, les attaques de chiens ressemblent fort à celles des
loups, déjà presque éteint en cette région agricole. Ils peuvent bien rester ici
un moment, prendre du bon temps avec la fille. Une fois leur affaire finie, ils
pourront toujours attraper le chien jaune et récupérer la récompense. La fille
continue son monologue, un faux air d’ingénue sur le visage pendant qu’elle
raconte l’histoire.
-Il était une fois une petite fille, qu’on appelait le
Petit Chaperon Rouge, à cause de sa capuche couleur sang. Un jour, sa mère
l’envoya porter à manger à sa Mère-grand qui vivait dans la forêt. En chemin, la
petite fille rencontre un grand méchant loup qui lui propose un marché.
Elle se tourne à demi vers l’homme le plus éloigné,
montrant une épaule nacrée et un dos blanc à son compagnon.
Il sourit, se délectant d’avance de la fête qui s’annonce,
de la peau pâle et la chair tendre de la jeune femme.
Elle sourit, ses lèvres cachées par son épaule et ses
cheveux, et c’est un sourire de loup qu’il ne voit pas, affamé et cruel.
-C’est un défi, au premier qui arriverait chez la Mère
Grand. Alors l’enfant passe par son chemin habituel et le loup coupe à travers
bois.
Un sourd grondement s’élève de sous le lit, et le plus
jeune des hommes recule légèrement, apercevant enfin le grand chien noir qui s’y
cache, ses yeux bleus trop perçant pour le rassurer. Il hésite, la fille est
belle, son corps promet une vraie partie de plaisir, mais le chien ne bouge pas,
comme s’il était le protecteur de la femme.
-Le loup arrive en premier, continue la fille en glissant
vers le bord du lit, posant les pieds au sol et tendant la main pour la poser
sur la nuque du chien.
Il est immense à côté d’elle, même allongé au sol. La main
de la fille disparaît dans sa toison noire et drue. Il semble se calmer
néanmoins et repose sa tête sur ses pattes, sans toutefois quitter les hommes du
regard.
-Toc toc toc, fais le loup. Qui est-ce ? Demande la
Mère-Grand. Votre petite-fille répond le loup, en contrefaisant sa voix, ce
qu’il sait très bien faire, voyou qu’il est, avec son sourire de gigolo et ses
airs de vagabond.
Le chien relève la tête cette fois et la rabat en arrière
comme s’il allait hurler à mort, mais ne crie pas. Il regarde juste la fille, sa
gueule rouge entrouverte en un immense sourire, ses yeux de glace fixés sur
elle, amusés.
-Tire la bobinette, et la chevillette cherra, dis l’aïeule,
trop vieille qu’elle est pour pouvoir ouvrir à la fillette. Ainsi fait le loup
et dès qu’il est dans la maison, il ne fait ni une, ni deux et engloutit la
vieille.
Le chien est tranquille maintenant, ravit que la fille lui
gratte le menton. Il plisse les yeux, remue la queue, et quand les hommes
approchent, presque à toucher le lit, il se contente de les regarder, ses yeux
d’homme riant d’eux.
-Puis le loup se déguise. Il met la chemise de la vieille,
son bonnet de dentelle et se glisse dans le lit tout chaud. A peine a t’il finit
que cette fois, c’est la petite qui frappe à la porte.
Un des hommes a hâte d’en finir, il se déshabille déjà,
retirant sa veste, puis débouclant son ceinturon. La fille est nue, elle a de
petits seins fermes, un ventre plat et, si l’on voit ses os à travers sa peau,
c’est qu’elle n’est faite que de muscles et de tendons.
-Tire la bobinette et la chevillette cherra, répète le loup
et l’enfant entre. Elle pose son panier, retire ses sabots trempés et va vers le
lit embrasser sa Mère Grand. Mais comme elle approche, quelque chose lui semble
étrange.
La fille lisse les draps à côté d’elle en invite au plus
proche des hommes.
-Que vous avez de grands yeux Mère Grand, s’étonne t’elle.
L’homme s’assied, et elle le regarde de ses yeux brun et
vert, comme si la forêt y résidait. Alors qu’il se penche vers elle, il voit des
points d’or y flotter, comme ceux dans les yeux du chien doré.
-C’est pour mieux te voir mon enfant, répond le loup en lui
faisant signe d’approcher.
L’autre homme se déshabille à son tour et s’agenouille
devant le lit, en face de la fille.
-Que vous avez de grandes oreilles… C’est pour mieux
t’entendre mon enfant. Que vous avez de grandes dents…
La main d’un des hommes se soulève et se pose doucement sur
la cuisse immaculée.
-C’est pour mieux te manger… achève une voix inconnue.
Les deux hommes sursautent, mais il est trop tard, ils
entendent le verrou se fermer et, quand ils regardent la porte, un homme s’y
tient, dos au battant, aussi nu que la fille. Il est comme elle, les cheveux en
bataille, le regard enflammé, un corps nerveux et, sous sa toison d’or, ses yeux
brillent comme ils ne devraient pas. Les hommes ne l’ont pas vu en entrant dans
la pièce, et la surprise est telle qu’ils mettent plusieurs secondes à se ruer
sur leurs armes, abandonnées avec les vêtements. Le premier ne se lève même pas
entièrement, le chien noir l’a saisit à la jambe et il s’effondre dans un
craquement d’os fragile. L’autre a le temps de se jeter à quatre pattes sur
l’arme et de poser la main sur sa crosse quand, dans un éclair fauve, un autre
chien, jusqu’alors caché sous le lit, lui saute à la gorge. Leur agonie est
courte. Leurs cris ne doivent pas alerter le propriétaire du motel. Quand les
deux loups en ont finit, une minute à peine a passé. La fille se rhabille et
fouille leurs vêtements, fauchant papiers et argents. L’homme blond est devenu
loup lui aussi et flaire les corps avec dédain. Voilà ce qui attend ceux qui
touchent à leur chaperon rouge. Elle est leur femme, celle de la meute. Pas
encore tout a fait louve, mais plus vraiment humaine, elle regarde sans ciller
ses frères égorger ceux de sa race. Elle est comme Pluie, elle ne veut plus être
humaine, si ça implique être inhumaine. A leur manière, cruelle et féroces, les
loups sont parfois plus humains que les humains. Et comme elle sort de la
chambre, habillée, les poches pleines d’argents, les loups la suivent.
Pas encore tout a fait louve.
Plus vraiment humaine.
Leur petit chaperon rouge préfère les loups.
[Louve ] [Le loup dans la bergerie]