L'attrape rêve

L'attrape rêve

Série : Louve, original de Kineko
Auteur : Kineko
Genre : Sérieux, urbain fantastique, loup-garou, poésie.
Couple : Hétéro.
Disclaimer : Sourire, Lande, Pluie, Louve (alias Fugitive), L'Ancien et les meutes sont à moi. Lande peut entrer dans vos rêves et vous faire vivre vos pires cauchemars. M'enfin revenez quoi, il fera ça seulement si vous les volez !

Lande rêve.
Mais il ne rêve pas ses propres rêves.
Lande rêve les rêves des autres. Leurs songes, leurs cauchemars, c'est son lot et celui des shamans, depuis le jour ou un fils des hommes devint un fils des loups, bâtard de deux races ennemies. Même avant, probablement, les shamans rêvaient les songes de leurs proches.
Quand Lande rêve, il est homme et loup. Comme quand Louve, la fille, la Fugitive, porte la peau de l'ancien, il porte sa propre peau sur ses épaules. Où s'arrête la fourrure ou commence la peau, il ne sait pas. Mais il est homme et il est loup.
Le Lande rêveur voyage dans les rêves, comme un marcheur dans la nature. Il connaît les chemins, les sûrs, les embusqués, les secrets et les dangereux. Quand Lande dort dans une ville, c'est comme une grande forêt où s'ouvrent des centaines de chemins, mais quand il dort au fond de la campagne, la forêt une devient clairière, d'ou partent trois chemins.
Le chemin des pins noirs.
Le chemin de la pluie d'été.
Le chemin de la ville abandonnée.
Il connaît les trois chemins, cela fait des mois, voire des années qu'il les visite.
Il n'y va jamais pour rien cependant. Jamais pour espionner ce qu'ils rêvent ou expérimentent. C'est impoli, indiscret. Et Lande est poli, du moins, autant qu'un loup peut lêtre. Il ne mange pas la proie de son chef de meute, attend que tout le monde ait parlé avant de donner son avis et ne brutalise pas les petits et les femelles, même si les louveteaux l'agacent parfois.
Lande ne va pas dans les rêves des autres, sauf s'il sent qu'ils ont besoin d'aide.
Alors le Lande rêveur se lève de sa place dans la clairière, et avance vers les pins noirs. Il y a un sourire sur chaque tronc, autant de sourire qu'il peut voir sur le visage de son chef de meute. Il ne peut pas entrer comme ça, les arbres lui bloquent le passage. S'il veut entrer, il faut d'abord être annoncé, accepté. Alors il touche un arbre, doucement.
Sous sa main, il sent une fourrure drue, qui a depuis longtemps perdu la douceur d'une pelisse de louveteau. Les poils se hérissent, la peau s'étire, puis redevient écorce sombre.
Quand Lande retire sa main, il est dans la forêt de pins noirs. Il sent le loup autour de lui, sa conscience comme un géant endormi, comme si la forêt elle même respirait.
Et puis il le voit.
Le Sourire qui rêve est lui aussi homme et loup. Et il est assis, par terre, devant les corps déchiquetés de sa famille. Il ne crie pas, ne hurle pas, ne pleure pas…Mais il ne sourit pas non plus. C'est un cauchemar. Lande approche, doucement. Il ne doit rien casser, rien abîmer, même la plus petite branche ou la moindre aiguille, il risquerait d'endommager définitivement un souvenir ou une partie de Sourire. Et quand il approche, il voit les corps changer. Passant de la famille de Sourire à eux, sa meute. Pluie, la fille… Lui.
-C'est un cauchemar Sourire, murmure-t-il, posant sa main sur les yeux de son chef de meute, ça n'arriveras pas.
Il voudrait en être sûr, mais il ne sait pas bien déchiffrer l'avenir. Il est shaman, mais encore jeune et sa formation n'est pas complète. Il ne peut encore que visiter les rêves.
Et les changer, un peu.
Quand il retire sa main, Sourire voit des grands paysages, un ciel bleu, de l'air pur, des proies. Ce n'est pas vraiment ce que Sourire voudrait le plus au monde, Lande le sait, mais il ne peut pas lui donner une image de Louve à aimer. Peut-être parce que Sourire ne veut pas qu'une image. Toutefois, le loup noir se lève et part en courant vers le terrain de chasse.
Lande sourit puis tend la main vers un tronc.
Il se retrouve dans la clairière, à nouveau, et se dirige vers la pluie, qui tombe toujours sur le second chemin. Depuis la destruction de la meute, elle a perdu sa chaleur, sa douceur et le rêve de la pluie devient chaque fois plus dur à visiter. Lande tend la main vers l'eau ruisselante, glacée.
Cette fois, sa main rencontre un menton pointu, enveloppé d'une fourrure encore douce et une langue humide vient lécher ses doigts, ne laissant sur sa main que les gouttes de l'eau.
Il n'a pas besoin de chercher, il voit le rêveur tout de suite. A part lui et la pluie, il n'y a rien. Même le sol semble absent. Le rêveur est encore jeune, sa personnalité incomplète, mais il devrait déjà avoir autre chose. Autre chose que la pluie et lui en train de pleurer dessous.
C'est un cauchemar, Lande le sait bien, il connaît trop bien le louveteau pour savoir qu'il n'aime pas être seul. Mais il ne peut pas faire apparaître des êtres. Il s'y refuse. Faire revenir sa famille lui ferait du bien, jusqu'au matin, ou il se réveillerait, seul à nouveau.
-Pluie…
Le Pluie qui rêve est encore plus loup qu'eux, et ce n'est pas forcément un bon signe. Rejeter leur partie humaine, c'est comme se couper en deux, on ne peut pas vivre sans son autre moitié.
-Tu n'es pas seul.
Pluie secoue la tête, entêté. Il ne veut rien entendre, rien savoir, rien regretter.
-Tu n'es pas seul, répète Lande et cette fois, il lui montre, juste brièvement, pas plus, tels qu'ils sont dans la réalité.
Entassés, les uns sur les autres, au fond d'une cabane de bûcheron, comme une portée de louveteaux blottis, partageant leur chaleur.
-Nous sommes avec toi.
Lande ne peut rien faire de plus. Il ne peut pas décider pour Pluie, juste le guider, à peine et cela uniquement si le louveteau accepte de l'écouter. Alors il fait demi-tour, et tend la main vers la pluie, qui est soudain étrangement tiède, pas encore chaude, mais déjà moins froide.
Dans la clairière, il fait toujours bon. Et quand Lande sort du chemin de la pluie, il n'est même pas mouillé. Il regarde les trois chemins et hésite avant d'approcher, avec les bien nommés pas de loup, vers le troisième chemin.
Le chemin de la ville abandonné.
Ce n'est pas vraiment une ville. Plutôt un patchwork de lieux, d'endroits, où Louve a vécu. Il est rarement allé dans ses rêves. Même si elle est plus louve que la plupart des humaines, elle pense encore trop comme une femme, comme une fille des hommes, il ne comprend pas ses rêves. Il y a des mots sur les murs, et il ne sait pas lire, même si elle essaye de lui apprendre. Il sait que les mots sont à la fille ce que les odeurs, les sons et les couleurs sont aux deux autres dans leurs rêves.
Les mots sont elle et elle est les mots.
Alors il n'entre pas, il regarde juste, à l'entrée du chemin. Elle ne se cache pas comme les loups le font derrière la pluie et les arbres.Il la voit, petite fille assise par terre à dessiner et écrire des mots. Elle chantonne aussi parfois. Juste un rêve. Pas de cauchemar.
Alors il recule.
Un peu à regret parce qu'il aimerait bien aller voir ce qu'elle dessine depuis quelques mois, mais Lande est poli.
Et il recule.
Mais quand il retourne dans la clairière, il y a un nouveau chemin. Enfin pas vraiment. La clairière s'est agrandie et donne sur une immense lande d'or, sous un soleil d'automne, qui donne une couleur de bronze et d'or à tout ce qu'il touche.
C'est son rêve.
Il rêve rarement et il n'aime pas ça, parce que, tout shaman qu'il soit, quand il voit son pays natal… Il court vers lui.
Et toujours, quand il touche les herbes jaunes qui lui chatouillent la taille, il n'est plus homme et loup. Juste un enfant.
Un enfant si petit que debout, sur la pointe des pieds, il ne peut toucher le haut des herbes.
Et il est seul, tout seul.
Il cherche pourtant, il cherche sa famille, cela fait longtemps qu'il cherche. Il a vu le soleil, son totem, se coucher et dormir, puis revenir, et encore une fois. Et il a faim, parce qu'il est trop petit pour chasser autre chose que les sauterelles, et même les sauterelles sont trop rapides. Mais il cherche ses parents.
Parce que ses parents ne sont pas les cadavres qu'il a trouvés dans la tanière. Sa mère n'est pas le grand corps efflanqué, dont les mamelles ont tari. Son père n'est pas la dépouille puante, fourmillante de vers, qui monte toujours la garde à l'entrée de leur maison. Sa sœur n'est pas immobile contre lui, le ventre gonflé, la langue pendante, encore chaude, mais sans le bombom rassurant de son cœur. Et quand il est sorti, le reste de la meute ne pouvait pas être ces cadavres pourrissant, certains déjà attaqués par les charognards, leurs os sortant de leurs corps.
Ce ne sont pas eux.
Ils sont sûrement partis en avance, à la recherche d'un autre terrain de chasse, pour fuir la ma-la-die dont a parlé le chef à son père, même si lui ne sait pas ce que c'est la ma-la-die. Il est grand, il peut les suivre à distance alors il les cherche.
Et il marche, il marche, il marche.
Il marche jusqu'au moment où il arrive à une colline rouge qu'il grimpe, espérant trouver sa famille là. Mais là, il n'y a qu'un homme assis dans un cercle de feu. Il a des yeux verts comme Lande en a rarement vus, des cheveux rouges comme le sang sombre des proies et il est autant loup qu'homme.
Et l'homme loup devient son nouveau père.
Mais quand Lande tend ses mains d'enfant vers lui, il ne ramène qu'une peau vide, sans personne dedans.
Et cette fois encore, Lande est seul, dans la nuit, sans le soleil, ni sa famille, ni son second père.
Alors il s'assied.
Et il pleure.
Et puis c'est comme une explosion, dans tous les sens. Il y a l'odeur des pins, de la pluie dans les sous-bois, de la ville et la fille avec la poudre et la crasse. Il y a des yeux bleus, verts, noisette, des poils bruns, roux, noirs. Il y a de la fourrure, de la peau contre la sienne et il faut quelques secondes à Lande pour s'apercevoir qu'il est éveillé.
Les trois autres aussi.
Ils le regardent, penchés sur lui, inquiets.
Sourire a sa main sur son épaule, Pluie est collé à sa hanche et essaye de regarder par dessus l'épaule de Louve qui lui essuie les joues du plat de la main.
Il se demande pourquoi il pleut sur son visage avant de comprendre.
Il s'assied, vivement et essuie ses larmes d'un geste du bras. Ce n'est pas une attitude de shaman. Un shaman ne pleure pas devant sa meute, un shaman ne se prend pas à rêver ses propres rêves.
-C'était quoi ? demande Sourire. Ce rêve avec l'Ancien ? C'était toi le louveteau, hein ?
Lande sent l'étonnement de Pluie, puis celui de Louve quand elle parle.
-C'était toi ? Mais alors, les loups morts…
-C'est rien, coupe Lande, juste un rêve.
Ils n'auraient pas dû le voir d'ailleurs, cela l'étonne, jusqu'à ce qu'il baisse les yeux sur ses colliers.
Le shaman rêve les songes des autres, mais ne rêve pas lui même, parce qu'il montre ses visions aux autres. C'est pour cela que Lande porte toujours un piège à rêve sur lui. Un filet tissé pour empêcher ses songes de passer.
Le sien est cassé.
Rien de grave. Il a dû l'accrocher dans une branche ou pendant une de leurs altercations avec les militaires, mais suffisamment pour que son rêve filtre vers les autres. Il le répare rapidement, sans un mot, sentant bien le regard des autres sur son dos, mais n'osant leur faire face, de peur qu'ils aient pitié de lui.
Ils ne savent pas. Aucun. Sourire sait qu'il a perdu sa meute et que l'Ancien l'a adopté, mais il ne savait pas comment. Pluie sait qu'il n'est pas le fils du shaman, depuis le jour où il a demandé pourquoi Lande a des cheveux d'or et son père des cheveux de sang. Louve s'en doutait, probablement, vu qu'ils ne se ressemblaient pas du tout, lui et l'Ancien, mais elle n'avait jamais demandé, lui laissant son intimité.
Le piège à rêve est réparé maintenant, les fils retendus et il peut retourner dormir. Mais pour cela il faudrait leur faire face, à eux qui attendent sûrement des explications ou des excuses. Il n'ose pas. Il est lâche.
Et puis deux mains l'attrapent et le tirent en arrière, brusquement, mais non sans douceur, puisqu'elles l'allongent au sol, tendrement presque.
Sourire frotte sa tête contre la sienne et il lui présente automatiquement la gorge, que l'alpha renifle avant d'utiliser son torse comme oreiller. Louve glisse un bras sous son oreille, contre son épaule et se roule en boule, remontant la peau rouge sur elle. Pluie râle un moment à mi-voix, cherchant une place, se faisant gronder par Sourire et, vexé, se laisse tomber d'un bloc sur l'estomac de Lande, lui arrachant un petit 'ouf'.
Il est enseveli sous les corps chauds de sa meute.
Et curieusement, malgré ses difficultés à respirer, il sait que cela deviendra un jour un bon rêve à avoir.

FIN

[Derrière le sourire ] [Dernier et Premier]