Il n'aime pas la ville.
Il n'aime pas les hommes.
Il n'aime pas être homme.
Et il aime encore moins être homme dans la ville, en plein jour, quand
les singes sont tous dehors.
Mais Lande a insisté. Un loup, surtout comme lui, brun aux yeux verts,
ça n'existe pas dans la nature, et encore moins dans la ville. Les militaires
les trouveraient trop facilement. Alors il doit être homme.
Ou plutôt gamin, comme l'a dit Sourire en se moquant, son sourire devenant
un peu plus méchant que d'habitude.
Pluie a grogné en guise de réponse. Crocs découverts, poils
hérissés, yeux plissés, tout le tralala et un moment, il
a vraiment cru que Sourire allait lui sauter dessus. Le loup noir s'est levé,
l'a longtemps fixé avant de secouer la tête et retourner s'allonger
contre Elle.
Ca n'en valait pas la peine.
Ca énerve Pluie encore plus que de se prendre une vraie raclée.
Il sait que si Lande faisait ça, que si Lande grognait sur Sourire comme
il le faisait, le loup noir fondrait sur lui comme la misère sur le tiers-monde.
Encore une comparaison héritée de la Fille, tiens, se dit-il en
se promettant de ne plus jamais l'utiliser.
Mais quand lui, Pluie, essaye de se rebeller, Sourire se contente de hausser
les épaules et de l'ignorer, ou pire, lui dire d'aller jouer ailleurs.
Il n'est plus un louveteau, bon sang, il a déjà vu quinze étés...
Ou peut-être seize, il n'est pas sûr, quinze logiquement, ça
ne fait pas un an qu'ils sont tout les quatre. Et il grandit, ça se voit
: en loup, il est presque aussi grand que Lande, et en homme...
En homme aussi, en fait.... Il n'y a plus qu'une paume de différence
entre eux, alors qu'avant il y avait presque toute une main.
Lande s'en est aperçu, lui, Pluie a bien vu, tout à l'heure, après
que Sourire leur ait ordonné de s'occuper du ravitaillement, le laissant
seul avec Elle. Pluie a repris forme humaine, maugréant et râlant
tout son possible et s'est redressé, à côté de Lande.
Et Lande a plissé les yeux en le voyant si grand. Puis il a eu un petit
sourire, a hoché la tête et lui a fait signe de le suivre.
Il ne lui a pas ébouriffé les cheveux, comme il fait d'habitude,
chaque fois qu'il redevient humain.
Peut-être que Lande commence à le considérer comme un adulte.
Il est temps, enfin. Après des mois à se battre, à tuer,
il est temps qu'on arrête de le voir comme un enfant. Il se sent fier
de ses exploits et se redresse, levant la tête.
-Il n'y a pas à être fier de ça, Pluie
La voix de la montagne.
Elle appelle Lande comme ça parfois, sans savoir que c'est un des noms
qu'on donne aux shamans chez les loups. Car Elle a compris un des principaux
atouts des shamans.
La Voix.
Et Pluie ne se sent plus très brave soudain, quand Lande lui fait une
remontrance, sans même se tourner vers lui. Il fourre ses poings dans
les poches de son sweater, baisse le menton et suit son aîné, boudant
en silence.
Il est encore tôt, des étals sont répartis sur la place,
ainsi que des fourgonnettes aménagées en stands de nourriture
ou de vêtements. Pluie avait proposé de piller le premier étal
de boucherie venue, mais Lande s'y est opposé. Plus tard, à la
fin de la matinée, quand les hommes commenceront à ranger. Parfois,
le shaman agit de manière étrange, pas comme un loup, mais pas
comme un homme non plus, comme s'il suivait ses propres règles. Finalement,
Lande le guide jusqu'au grand bâtiment au fond de la place. C'est comme
une maison, mais très grande. Trop grande. Et puis les vitres sont bizarres,
pas transparentes, et cassées en beaucoup d'éclats colorés.
Lande n'entre pas pourtant, il s'arrête un moment devant la porte, puis
incline la tête, brièvement, avant de s'asseoir au pied des marches,
s'appuyant contre le mur de pierre. Pluie s'arrête à ses côtés,
sans rien dire, même s'il n'apprécie pas la présence des
hommes autour d'eux, mais il ne veut pas se plaindre et risquer une autre remontrance
du shaman.
Lande bâille, largement, essayant d'emplir ses poumons d'air frais, pour
se réveiller. La pleine lune vient juste de passer, et il a à
peine dormi, à veiller la Fille pendant trois nuits et trois jours. Il
s'adosse plus confortablement contre le mur, ses yeux se fermant à demi,
et reste comme ça. Pluie s'accroupit en face de lui, le menton dans les
mains, les coudes sur les genoux.
-Tu vas pas dormir, là ?
-Et pourquoi pas ? rétorque la Montagne tout doucement.
-Laaande, gémit-t-il, et il espère que sa voix ne sonne pas aussi
plaintive que ça. Mais y'a plein de... singes autour de nous!
-Le pire qu'ils feront sera de me donner une petite pièce, rétorque
Lande, pas affolé le moins du monde.
-Hein?
-Ils me prendront pour un clochard, explique le blond, un oméga des singes,
précise-t-il.
-Mais t'es pas un oméga, t'es un shaman!
-Shhhhhh, fait Lande et cette voix ce n'est plus la montagne mais le vent qui
parle.
Pluie se renfrogne, enfin, plus encore que d'habitude. Il ne comprend pas le
blond. Mais alors vraiment pas.
-T'es un shaman Lande, tu peux arrêter leur cur dans leur corps,
geler leur sang dans leurs veines ou endormir leur esprit à jamais, tu
n'as pas à baisser la queue et montrer la gorge à des singes.
Lande ne répond pas tout de suite. Il se redresse, lentement, fait craquer
son cou et ses épaules, puis tourne ses yeux dorés vers Pluie.
-Je ne baisse la queue, ni ne montre ma gorge à personne sauf à
la lune, Pluie. Mais si j'agissais comme un alpha parmi les hommes, ils se souviendraient
de moi.
-C'est de la lâcheté, rétorque Pluie aussitôt.
Et Lande se met à rire.
Pluie sent ses poils, ou les rares qu'il a en humain, se dresser sur ses bras
et sa nuque. Lande ne rit pas souvent : quand il le fait, c'est à peine
plus qu'un sourire amusé ou un petit rire de gorge, discret comme Lande
l'est toujours.
Mais cette fois, ce n'est pas la montagne ou le vent.
C'est le tonnerre, l'avalanche, la tempête, un tremblement de terre.
Des hommes se retournent en entendant le rire de Lande, certains grommellent,
parlent d'un poivrot ou d'un fou, mais se détournent. Et finalement le
rire s'éteint et Lande halète, le sourire qu'il affiche rivalisant
de raillerie avec ceux de leur chef.
-La lâcheté... venant de toi, ça ne m'étonne pas...
-Je ne suis pas lâche, rétorque Pluie.
-Je n'ai pas dis ça, au contraire... tu es même trop courageux.
Trop téméraire.
- On ne peut jamais l'être trop.
-Si.
-Tu veux dire que j'ai tort de me battre pour venger mon clan?! C'est facile
à dire pour toi, c'était pas ta...
Et aussi rebelle que soit Pluie, il se tait soudain en réalisant ce qu'il
était sur le point de faire. Traiter Lande comme s'il était étranger
au clan, alors qu'il avait été dans la meute des années
avant que Pluie vienne au monde.
-C'est ça ton problème, Pluie, murmure Lande en se réinstallant
sur la pierre, tu ne réfléchis jamais. Tu ne te demande jamais
à quel point tu peux blesser les autres.
-Je blesse pas...
-Oh si, Louveteau, oh que si, dit le shaman d'un ton grinçant. Tu ne
penses qu'à ta vengeance et tu ne t'aperçois pas que tu blesses
inutilement les gens. Tu blesses Fugitive, tu blesses Sourire, tu blesses les
soldats.
-Mais ils l'ont mérité!!!
Et le shaman se redresse à nouveau, vif comme l'éclair cette fois,
plongeant son regard ambré dans les yeux vert pâle du jeune loup.
-Eux, oui. Mais leurs femmes? Et leurs enfants? Et leurs amis? Leurs frères?
Leurs surs? Leurs parents? Ils souffrent eux aussi. Ils perdent un proche
sans raison apparente, tout comme toi, tu as perdu ton père, ta mère
et ta sur.
Pluie ne sait pas que répondre à ça. Il n'avait jamais
vu les soldats autrement que des soldats, des êtres vivants probablement
nés pour tuer, sans aucune autre raison d'être, ni de famille.
Lande se rassoit, retournant à sa position initiale, et ferme les yeux.
-La prochaine fois que tu plantes tes crocs dans la gorge d'un homme, murmure
la montagne, penses-y un peu.
Et il reste immobile, comme un vieux chêne, s'endormant pour de bon.
Pluie voudrait contredire Lande, lui prouver qu'il a tort, que de toute manière,
ce ne sont que des singes et que c'est bien fait pour eux... Mais il ne peux
pas... Il ne trouve aucun argument. Il déglutit péniblement. Il
a un goût acide dans la bouche, la bile lui remonte dans la gorge et il
veut la vomir, quelque part, vite. Alors il se met à courir vers une
bouche d'égout toute proche. Il tombe à genoux devant elle et
arrache la plaque d'un geste avant de déverser le maigre contenu de son
estomac dans l'égout. Ca ne dure pas longtemps, il n'a rien mangé
depuis la veille, mais il voudrait vomir encore et encore, pour ne plus avoir
la gorge serrée et les entrailles nouées, parce qu'il a quelque
chose là-dedans qui l'étouffe, qui lui donne le vertige, qui fait
couler son nez et ses larmes. Il doit être malade, ça doit être
ça, peut-être que la maladie de Fugitive est contagieuse... Mais
c'est pas la pleine lune pourtant, alors qu'est-ce qu'il a? Il hoquette puis
crache encore, la poitrine douloureuse, et il a du mal à reprendre son
souffle entre chaque crachat, avec cette sensation d'étouffement dans
ses poumons.
Et puis il sent une main chaude sur son dos, qui tapote doucement l'épaule,
et une odeur bizarre, pas naturelle.
-Doucement, respire.
Et une voix de fille.
Reniflant et toussant, il tourne la tête vers la fille, l'habitude lui
dictant de l'envoyer bouler, avec un coup ou une réplique cinglante,
mais il a l'impression que ses entrailles se nouent à nouveau.
Et puis, ce n'est pas Elle.
C'est une autre Elle.
Elle doit avoir son âge, ou un peu plus, ou un peu moins. Et elle ne ressemble
pas à l'Autre Elle. L'Autre Elle est grande, toute maigre, elle fait
tout le temps la moue, même quand elle sourit, elle a des cheveux bruns
qui sont maintenant presque aussi rouges que la peau de loup dans laquelle elle
se drape, et ses yeux noisette sont plus verts que marron.
Cette Elle là est plus petite que lui. Elle a de longs cheveux noirs
qui font des boucles, comme ceux de lande, mais beaucoup plus serrées.
Et elle a une peau sombre, pas noire mais brun foncé, encore plus que
celle de Lande. Elle porte un jean coupé aux cuisses, et un pull beaucoup
trop grand pour elle, qui sent la viande cuite et le pain.
-Ca va mieux? demande-t-elle.
Elle a la voix qui chante. L'Autre Elle n'a pas une jolie voix, même -et
surtout- quand elle essaye de chanter, mais cette Elle-là, elle a une
jolie voix.
-Respire un peu... conseille-t-elle, sans cesser de lui tapoter le dos. Calme-toi,
tout va bien.
Il hoche la tête, incapable de répondre autrement, et prend une
profonde inspiration.
Bizarre, lui qui n'aime pas les humains et leur contact, il ne refuse pas celui
de la fille brune. Elle lui tapote encore le dos puis se lève, tirant
sur son bras pour l'aider à faire de même.
-Viens.
-Hein? Où ça ?
-Te laver la bouche, explique-t-elle avec un petit rire qui n'est pas moqueur
mais amical. Viens, y'a une fontaine là-bas, ça doit être
potable.
Il se laisse faire, encore à moitié étouffé par
le nud dans son ventre. Elle le laisse se rincer la bouche, puis boire
tout son soûl, essayant de calmer la brûlure dans le fond de sa
gorge. Assise au bord de la fontaine, ses pieds battant contre la pierre, elle
attend qu'il ait fini.
-Ca va mieux? demande-t-elle à nouveau.
-Oui, finit-il par répondre, s'essuyant la bouche d'un revers de la main.
La main de la fille monte vers son front et il ne proteste pas, encore une fois,
en sentant sa peau contre la sienne. Surpris que quelqu'un d'inconnu fasse un
geste amical envers lui.
-Tu n'as pas de fièvre, déclare-t-elle. En fait, t'es même
un peu frais... tu te sens bien?
-Je ne sais pas.... Peut-être, murmure Pluie.
Il a fini de vomir, mais il se sent toujours mal... Misérable... Il frissonne
un peu aussi, alors il resserre son sweater autour de lui.
Il entend la fille rire un peu, de ce rire pas moqueur, contrairement à
celui de Sourire et Lande, et il ouvre les yeux.
Il ne s'est pas aperçu qu'il appuyait maintenant son front contre la
paume de la fille.
-Qu'est ce que tu fais là? demande-t-elle, et il rougit en s'écartant,
marmonnant une réponse qui pourrait à peu près passer pour
une excuse.
Il s'assied près d'elle, sur la pierre, sans rien dire. Il voit Lande
dormir, plus loin, appuyé contre le mur de la grande maison aux vitres
colorées, et un bref moment, il se sent en colère contre lui.
En colère qu'il lui ait ouvert les yeux et pris le peu de satisfaction
qu'il trouvait dans sa vengeance.
En colère et désespéré.
-Tu n'as pas l'air dans ton assiette... constate la fille, une pointe d'inquiétude
dans sa voix chantante.
-Je suis pas malade... enfin je crois pas... Juste... Là, marmonne-t-il
en désignant son cur.
Soudain, il pense à sa soeur, qui est morte il y a... Quoi... Six mois...
Sept? Sa sur de portée, née le même jour que lui,
et pourtant si différente, véritable boulet d'énergie alors
qu'il avait été si placide. Cette autre fille, la Chanteuse, lui
fait penser à sa sur.
Elles auraient le même âge...
-Ma sur est morte, murmure t'il soudain, sans s'apercevoir qu'il parle
suffisamment fort pour être entendu.
-Oh! Je suis désolée! S'exclame aussitôt la chanteuse.
-Je veux revoir ma sur, gémit-il en laissant glisser au sol, se
recroquevillant sur lui-même.
-Mais...elle est morte... Balbutie la Chanteuse, stupéfaite de voir ce
garçon si mignon s'effondrer devant elle.
-Je voulais la venger, continue Pluie, je pensais que ça ferait moins
mal quand j'aurais retrouvé ceux qui l'ont tuée et que je me serais
vengé...
- Ha, et... ça va... mieux ? demande-t-elle, quelque peu perturbée
par l'aveu.
-Non, geint Pluie, ça va pas mieux, je fais du mal aux gens, et surtout
à ceux qui le méritent pas! Je voulais pas leur faire du mal...
Je voulais juste... Je voulais juste que ça ME fasse plus mal...
-Tu as pleuré? Demande soudainement la chanteuse, agenouillée
près de lui.
-Non! Enfin, si, admet-il, une fois... Mais un homme ne pleure pas. Un homme
doit rester fier et digne et...
-C'est n'importe quoi... tout le monde pleure... Papa a pleuré quand
grand-mère est morte. Je dis pas qu'il faut pleurnicher tout le temps...
Mais si tu laisses pas partir la douleur... Ca reste... Et ça s'enracine.
Faut que tu la laisses partir.
Pluie tremble et il ne sait pas trop pourquoi, mais quand la fille tend à
nouveau la main vers lui et et la pose sur son dos, il explose.
C'est un hurlement, purement bestial, plein de douleur et de chagrin, qui fait
à nouveau se tourner les gens. La fille a sursauté, et elle grimace,
mais elle ne retire pas sa main. Le cri s'arrête, surtout parce qu'il
n'a plus de souffle, pas parce qu'il se sent particulièrement mieux,
et il halète.
-Ca va mieux? S'enquit Chanteuse en lui caressant les épaules.
Il n'ose pas lui dire que c'est seulement quand elle lui parle qu'il se sent
mieux. Mais il hoche quand même la tête et s'appuie légèrement
contre son bras.
-Est-ce que... Est-ce que tu es la seule humaine gentille, et que tous les autres
sont méchants?
Elle s'étonne de la formulation mais ne s'en offusque pas et secoue la
tête, ses boucles noires dansant autour de son visage.
-Y'a pas de gentils ou de méchants... Tout le monde l'est à un
moment ou un autre. Tu me verrais avec mon frère, tu dirais pas que je
suis gentille, marmonne-t-elle.
-Ce n'est pas pareil, la coupe-t-il avec un grognement moqueur, je crois qu'il
y a une exception en ce qui concerne les gentillesses entre frères et
surs. Avec ma sur...
Il hésite à continuer. La boule dans son ventre se détend
quand il parle à Chanteuse, mais il ne sait pas s'il peut lui parler
de tout. Il doit choisir ses mots dans les mots des hommes, qu'il ne maîtrise
pas bien.
-On se... on se battait des fois... Il continue, peu sûr de se faire comprendre.
A sa grande surprise, Chanteuse hoche la tête et bat des jambes.
-Je fais pareil avec Hicham. C'est mon frère, précise t'elle devant
le regard intrigué de Pluie. Des fois, je lui saute dessus et j'essaye
de lui dévisser le crâne.
-Orage faisait ça aussi, déclare Pluie.
-Orage?
-C'est.. C'était ma sur.
-C'est un drôle de nom, je l'ai jamais entendu avant, s'étonne
t'elle. Et toi, c'est comment?
-Pluie.
-Pluie et Orage?!
-Ce sont nos noms, s'offusque t'il, vaguement vexé.
-Ho, je me moque pas! C'est juste pas courant... Remarque moi je m'appelle Hadil.
-Ha-dil?
Ce n'est pas facile à prononcer... Comme tout les loups, il a du mal
à dire des mots qui n'ont pas de sens, dans lesquels ils ne voient pas
de sens.
-Ca veut dire: roucoulement, explique t'elle avec une petite grimace. Comme
un pigeon, précise t'elle avant de se lancer dans une parfaite imitation
des pigeons qui errent autour d'eux, quémandant des miettes.
Il ne peux s'empêcher de rire un peu et elle lui dédie une grimace
pour de rire.
-Tu ne roucoules pas, tu chantes, finit-il par dire.
-Chanter?
-Hm, quand tu parles, ça fait comme si tu chantais. Tu as une belle voix...
Il s'interrompt un moment puis reprend, à voix plus basse.
-Je peux... Je peux t'appeler Chanteuse?
Elle semble perplexe un moment puis sourit soudain et se tourne vers lui.
-T'es d'origine indienne, hein? C'est pour ça que vous avez des noms
d'éléments!
-Heu, ben...
-Je le savais! S'exclame la fille, et tu peux m'appeler Chanteuse! Je trouve
ça plus joli qu'Hadil.
-D'accord, Chanteuse.
Elle sourit, apparemment très contente, puis se penche vers lui, envahissant
son espace vital de son parfum de fruits piquants.
-Tu sais Pluie, tu as une jolie voix aussi, confie t'elle, un éclat mutin
au fond des yeux.
A sa grande horreur, Pluie sent son visage tourner rapidement à l'écarlate.
Voilà une des raisons pourquoi il n'aime pas être humain. Les loups
ne piquent pas des fards monstrueux au moindre compliment.
-Tu es vraiment adorable, continue Chanteuse avec un grand sourire dévoilant
ses dents blanches.
-Je ne suis pas adorable, rétorque-t-il aussi durement que possible.
-Ho si, tu l'es! S'exclame-t-elle.
Et Pluie rougit derechef, provoquant le rire de Chanteuse.
Malgré ça, il se sent bien avec elle. Un peu comme avec la Fille,
avant. Il aurait envie de poser la tête sur les genoux de Chanteuse, mais
il sait que les humains ne font pas ça, pas quand ils viennent juste
de se rencontrer en tout cas. Il ne sait pas si Chanteuse serait contre, apparemment,
elle le trouve attirant, mais elle est encore une... comment dis la Fille déjà?
Une a-dos-les-sentent. Une louvarde quoi. Les louvards ne se courtisent pas...
enfin pas comme les adultes.
Il voudrait rester ici jusqu'à ce que Chanteuse soit assez grande pour
qu'il la courtise. Pour qu'il pose sa tête sur ses genoux. Ou sur ses
mains, comme fait Sourire avec la Fille. Ou dans son cou.
Ou juste rester près d'elle et l'écouter parler/chanter et sentir
ses mots dissoudre le nud dans son ventre.
Et pourtant c'est une humaine, lui dit une petite voix au fond de lui, et il
déteste les humains et il ne veux que les tuer, en les faisant souffrir
autant que possible.
Mais elle n'est pas pareille.
Elle est humaine, mais elle n'est pas comme les militaires.
Elle est différente d'eux et semblable en même temps.
Elle est différente des militaires comme Lande est différent de
Sourire.
L'idée le fait presque sursauter quand elle lui vient et Chanteuse se
penche sur lui, inquiète.
-Pluie?
-J'ai compris ce que tu disais tout à l'heure, explique-t-il. Au sujet
des gentils et des méchants. Je sais pas si tu as raison... Pasque si
tu as raison... Alors j'ai été...Mauvais... Très mauvais...
-Ben, tu as qu'à être gentil pour compenser, déclare Chanteuse
aussitôt en haussant les épaules.
- J'y penserai, déclare t'il sérieusement.
Et elle éclate de rire, détruisant encore un peu le nud
dans son estomac.
-HADIL!
Chanteuse sursaute et se tourne à demi cherchant dans la foule la personne
qui l'a appelée.
-Ho, mon frère m'appelle. Faut que je rentre. Dis, tu seras là
la semaine prochaine?
-On s'en va demain, répond Pluie, sentant le nud se resserrer encore
un peu.
Chanteuse semble déçue. Elle soupire puis secoue la tête.
-Heu...Ecoute si jamais tu repasses par ici... On est toujours là avec
mon frère et mon père. On vend des kebabs. N'hésite pas
à passer.
-HADIL!
-OUI!!! Au revoir Pluie!
- Au revoir, Chanteuse...
Et elle tourne les talons, disparaissant dans la foule. Pluie la regarde partir,
craignant que le malaise revienne à présent qu'elle n'est plus
là, mais non, il se sent toujours à peu près bien. Il perçoit
une présence derrière lui, mais ne se retourne pas, reconnaissant
l'odeur de Lande.
-Des leçons ont été données et d'autres ont été
apprises, déclare solennellement Lande. Sais-tu lesquelles?
Pluie se tourne lentement vers lui, surpris d'entendre à nouveau les
mots du savoir, ceux qui clôturaient chaque leçon que l'Ancien
donnait aux louveteaux. Il passe la langue sur ses lèvres, jette un dernier
regard à la foule, et se tourne vers Lande avant de répondre.
-On blesse les gens sans le vouloir.
Lande hoche la tête, apparemment satisfait de la réponse. Mais
Pluie n'a pas finit et il se redresse avant d'énoncer la seconde des
leçons apprises.
-Et le mal et le bien sont dans tout être. Homme ou loup.
-Très bien, fait Lande avant de passer un bras autour des épaules
de son cadet. Tu seras bientôt un homme, Pluie, si tu n'oublies pas ces
leçons. Maintenant, il est temps d'aller chaparder à manger.
Cette fois, Pluie se sent fier. Non pas d'être un homme ou un tueur, mais
d'être reconnu par Lande. Le shaman - non, son grand frère- l'approuve.
Il ne lui reste qu'une seule question.
-Lande?
-Hm?
-C'est quoi un 'kebab'?
[Elle a vu les loups ] [Oeil de chat]