Tout est un rêve.
C'est son moto, quelques jours par mois.
Deux, parfois trois nuits où elle prie pour que tout soit un rêve.
Où elle délire, en proie à une forte fièvre. Où
elle ouvre les yeux, pour voir ses mains devenir des pattes, ou ses jambes refuser
de la porter. Quelques nuits ou elle sent la peau de loup rouge, la peau de
l'ancien, adhérer à sa propre peau imberbe.
Si elle y prêtait plus attention, si elle comptait encore le déroulement
des jours, des saisons, elle s'apercevrait que c'est régulier, tout comme
ses règles. Mais même ses menstrues se détraquent. Depuis
quand les as t'elle eut ? Avant, elle savait. Les loups étaient agités,
ils la percevaient comme en chaleur, mais depuis quand est-ce que Sourire n'a
pas essayé de la culbuter ? Ou que Lande a mis un point d'honneur à
l'éviter durant cette période ? Elle ne sait plus.
Trois nuits ou sa réalité bascule.
Trois nuits ou son corps lui désobéit, sortant de ses limites
imposées par la génétique, devenant un monstrueux assemblage
de membres disparate. Parfois elle hurle de douleur quand sa queue pousse. Une
fois, elle a même tenté d'arracher les poils qui poussaient sur
son visage et les oreilles qui s'allongeaient.
Cette fois, comme toute les autres fois, c'est Lande qui l'a calmée.
Lande, c'est la seule chose qu'elle voit, qu'elle sent à ce moment là.
Il est toujours près d'elle, à lui tenir les bras pour l'empêcher
de se blesser, à lui essuyer le front, la baigner quand son corps, trempé
de sueurs, devient trop brûlant. Sourire et Pluie restent en arrière,
incapable de l'aider. Quand elle a une crise, qu'elle crie, se tord de douleur,
que son corps entier craque comme si on lui brisait les os à la masse,
c'est le seul moment ou le jeune loup se réfugie près de son aîné,
se blottissant en tremblant contre son flanc osseux. Sourire essaye de faire
semblant de rien, gardant le regard tourné pour ne pas la regarder, pour
ne pas être tenté d'aller l'aider. Il est inutile. Seul le shaman
peut l'aider.
Parfois, elle dort. Quand Lande, la sentant au bout de ses forces, la contraint
à avaler une de ses mixtures.
Et elle rêve. Parfois, elle voit Lande à la limite de son rêve,
qui regarde et attend, patiemment.
Qu'est ce qu'il attend, elle ne sait pas.
Une nuit passe ainsi. Le jour se lève et elle se réveille. Mais
elle ne se souvient pas de la nuit. Tout ce qu'elle croit, c'est qu'elle a été
malade et qu'elle est encore faible. Alors elle remonte la peau rouge sur ses
épaules, se blottit entre Lande et Sourire et somnole toute la journée,
le corps douloureux.
Elle se réveille, parfois et écoute Lande qui récite un
conte des loups. Elle reconnaît sa voix, très basse et rauque,
qui la fait penser à une montagne qui parle. Ce conte là, elle
ne l'a entendu qu'une seule fois, quand l'Ancien vivait encore. Le conte du
premier homme qui devint un loup.
Et elle s'endort, étrangement rassurée par l'histoire.
Un jour passe ainsi. La lune se lève, toute ronde comme un il ou
une pièce d'argent ou le ventre d'une mère et ça recommence.
Le poil pousse, ses os se déforment, la peau s'anime autour d'elle, l'enveloppant
comme les bandes d'une momie, et elle ne peut rien faire qu'hurler et supporter
la douleur. Pendant une accalmie, Lande la baigne, rafraîchissant sa peau
brûlante et poisseuse de sueur. Elle est si fatiguée d'hurler et
souffrir qu'elle ne réagit pas quand il la déshabille et la lave.
Elle est vide, presque incapable de réfléchir et elle contemple
ses jambes, devenues des pattes rouges, trop faibles pour porter son torse de
femme. Sourire et Pluie ne sont pas là, ils doivent être partit
chasser quelque part. Sourire n'est pas là.
Son Sourire.
Lande sursaute quand elle commence à hurler, non pas de douleur cette
fois, mais un appel.
Un appel de loup.
Et il ne faut pas une minute pour que la voix de Sourire lui réponde,
au loin. Alors qu'elle n'a jamais compris les loups quand ils sont loin d'elle,
cette fois, elle sait ce qu'il lui dit.
Tout va bien, j'arrive.
Soulagée, elle se détend puis s'endort dans les bras de Lande.
Et la nuit s'achève.
Elle se réveille, la gorge rauque, les jambes douloureuses et les bras
de Sourire noués autour d'elle, comme pour la protéger. Elle ne
peut pas bouger une de ses jambes et elle s'inquiète, se demandant ce
qu'elle a exactement, mais Lande la rassure. Il pose ses mains sur sa hanche,
fait craquer quelque chose dedans et sa jambe bouge à nouveau. C'était
juste démis.
Elle est trop épuisée pour se demander comment on peut se démettre
une jambe en restant allongé.
Et puis les bras de Sourire se resserrent sur elle, elle pose sa tête
au creux de son épaule, là ou le souffle du loup noir caresse
son oreille et elle s'endort.
Et le jour s'achève à nouveau.
Elle hurle si fort que Lande la bâillonne, craignant que les humains qui
vivent dans la zone industrielle ne viennent voir ce qui se passe. Ce n'est
pas une bonne cachette, même si personne ne vient dans cette vieille usine,
à part quelques chats qui observent les loups avec intérêt.
Mais ils n'ont pas put retourner en forêt cette fois, les militaires surveillaient
tout les accès et forcer le passage avec Louve malade, c'est impossible.
Il faut attendre que la lune passe.
Et puis Louve plante ses crocs dans sa main, fort, et il sursaute, la repoussant
vivement par réflexe. Elle se tord au sol, secouée de spasmes
et Pluie gémit en entendant ses cotes se briser une à une. Lande
lèche sa main, soucieux puis secoue la tête et va s'agenouiller
devant ses herbes médicinales. Il prend un peu d'une, un peu d'une autre,
les broies, les mâches et retourne vers Louve, lui faisant avaler le remède
pré mâché. Et elle s'endort paisiblement.
Quand elle se réveille. Les garçons dorment tous. Lande est encore
assis, la tête qui pend en avant, un pansement à moitié
fait sur sa main. Et avec cette demi lucidité qui la touche les nuits
de pleine lune, elle sait qu'il a veillé trois nuits de suite à
son chevet et qu'il est épuisé. Pourquoi l'a-t-il veillée
au fait ? Elle sait que ça a un rapport avec ce qui arrive la nuit, mais
rien n'est sûr.
Tout est un rêve.
Alors elle ne s'étonne pas quand elle regarde la lune, par un trou du
plafond qui les inonde de lumière tout les quatre.
Elle ne s'étonne pas quand soudain, il y a deux personnes de plus dans
la lumière de la lune. C'est un loup, amaigri par l'âge, le poils
immaculé, les yeux doré mais la queue bien droite, comme un alpha
qui rejoindrait sa meute après une longue absence.
Et un homme, à qui elle n'arrive pas vraiment à donner d'âge.
Il a les cheveux blancs comme la fourrure du loup, des yeux d'or comme les siens,
à l'iris trop grand, des colliers d'os et de plumes, de fils et de perles,
comme ceux pendus au cou de Lande.
Et c'est à peu près tout ce qu'il porte, si on excepte les tatouages
bleu sur ses bras et ses épaules.
L'homme et le loup approchent vers elle, et elle se demande plusieurs choses
en même temps, sans même essayer de trouver la réponse. Pourquoi
les garçons ne se réveillent pas ? Qui sont ces loups, celui à
quatre pattes et celui à deux ? Et pourquoi, quand ils marchent, n'ont
ils pas d'ombre sous leurs pieds ? Ils s'arrêtent tout deux devant elle,
allongée sur le dos, qui se tord le cou pour les regarder.
Il n'y a pas à s'inquiéter.
Tout est un rêve.
-Et bien et bien
Qu'avons nous là ?
-Un singe qui essaye de devenir un loup
Ca me rappelle quelque chose,
fait le vieux loup blanc en s'asseyant aux pieds de l'homme nu.
L'homme se penche sur elle, pliant son corps musclé au dessus d'elle.
Les lourds colliers qu'il porte au cou, faits d'os et de pierres, tintent dans
le mouvement. Elle connaît ce genre de collier, elle les a vus autour
du cou de l'Ancien, autour de celui de Lande.
-Des colliers de shamans, murmura t'elle.
-Exactement
Sais-tu qui je suis petite guenon ?
-Un rêve. Tout est un rêve.
-J'aime cette petite, intervient le loup, un rictus amusé aux babines.
-Peut être que c'est ce que nous sommes mon ami
Une hallucination,
venue de ses souvenirs de vieux contes.
-Vous êtes
Le premier garou
Le Shaman qui fit le pacte avec
le loup blanc. Je ne connais pas votre nom
Le shaman montre du pouce la tête de Lande, toujours endormit à
quelques pas de là.
-Lui, il le connaît peut être
Mais il ne le dira qu'à
son successeur. En attendant
appelle moi Premier. Et lui, ajoute t'il
en désignant le vieux loup, appelle le Dernier.
-Dernier ?
-Car je fus le dernier de ma famille et il fut le premier de la sienne, explique
Dernier très dignement. Il faut toujours qu'une chose finisse pour qu'une
autre recommence.
-Dernier a raison. Quand quelque chose meurt, une autre renaît. Une plante
devient du fourrage, un cerf, de la viande, un loup, du compost, un homme
-Devient un loup
achève t'elle à sa place.
-Exact, fait Premier en s'accroupissant près d'elle. Tu me plais petite
guenon. Tu es plus intelligente que les hommes normaux.
-Vous êtes un homme
enfin, vous l'aviez été
-C'était il y a si longtemps
Depuis, les hommes ont tant changé.
Je ne me reconnais plus en eux
ni en mes enfants, ajoute t'il en jetant
un regards aux trois garous endormis.
-Ils sont différents de ce que Premier était devenu, précise
Dernier, allongé contre la cuisse de Premier. En un sens, tes fils et
filles étaient les vrais premiers de leur famille.
-Je ne comprends pas, avoue t'elle en essayant de rouler sur le flanc.
-J'étais trop humain encore. Eux, ils sont nés garous. Ca fait
quand même une différence. Sais-tu que
Aucun enfant loup
ne peut naître d'une humaine ?
-Pourquoi ?
-Je ne sais pas, avoue Premier en haussant les épaules. Ma première
compagne eut trois enfants de moi. Ils avaient peut être des sens un peu
plus fin, un peu plus de force dans leur corps
. Mais aucun n'a jamais
pu devenir loup. Ma seconde compagne
J'en fis une louve
Et là,
oui, nos enfants furent loup et homme en même temps. Comme tes amis.
-Pourquoi êtes-vous là ?
-On m'a appelé, je suis venu.
-Appelé ?
-Les voix de mes enfants, que les singes tuent. Leur meute, ainsi que d'autres,
m'a appelé. Peut être pour les venger, peut être pour les
guider jusqu'à la lune
Peut être pour aider les survivants.
-Nous ?
-Eux, corrige Premier en désignant les loups. Toi, tu n'es pas encore
une louve.
-Pas encore ? Je vais l'être ?
-Pourquoi crois-tu que tu souffres autant quand la lune a l'il ouvert
? Demande Premier en se penchant sur elle. Elle t'appelle. Elle appelle le fauve
en toi à se réveiller. Logiquement, les hommes ne sentent pas
cet appel. Ils ont oublié qu'ils avaient été des animaux,
il y a tellement de siècles que je ne sais pas les compter. Mais toi
Toi, tu reproduis ce que j'ai fais de mon vivant. Tu portes la peau d'un loup
mort pour toi. Depuis combien de temps ?
-Je
six... Sept mois maintenant.
-Tu renais petite, reprit Dernier, la fixant de ses yeux d'or. Tu renais au
monde, non plus comme un singe, mais comme un loup
-Ils sont fous ces enfants, reprend Premier, le regard fixé sur Sourire.
Ils veulent se venger eux même, au risque de déclarer la guerre
aux singes. Ils sont devenus une meute guerrière, qui n'attend rien de
la vie que la mort au combat, pourvus qu'ils emportent avec eux le plus d'ennemis
possibles. Ce n'est pas bien, ajoute t'il en secouant gravement la tête.
-Et après ? Rétorque t'elle, la mâchoire serrée.
Fallait il fuir ? La queue entre les pattes, la peur au ventre ? Ces hommes
ont tout détruits, leurs vies, la mienne et celles de centaines de loups
qu'ils ont tués, ou capturés pour en faire des chiens de guerre
! C'est ça que tu veux pour tes enfants Premier ?
Premier et Dernier se redressent, pensifs puis échangent un regard. Dernier
ouvre la gueule et parle d'abord et un moment, elle les voit tels qu'ils se
voient mutuellement, tels qu'ils se nomment. Elle voit un champ de neige sous
la lune d'hiver, blanc à en blesser les yeux, dans lequel dansent deux
prunelles d'or pur. Puis elle voit un loup, debout sur ses pattes de derrière,
dans le champ, comme prisonnier de la neige, sans jamais être entré
ni sortit. Elle parle à son tour, et murmure leurs noms.
Le Blanc tourne ses yeux d'or vers elle.
Loup Debout penche la tête, cachant son regard sous ses cheveux blancs.
-Oui, elle sera une louve celle là, finit par dire Premier.
-Sais tu ce que ça signifie petite ? Demande Dernier.
-Je... Je ne sais pas
-Cette meute de fous que vous formez tout les quatre, elle est vouée
à la mort. Un jour, les loups seront abattus, toi capturée et
ce sera la fin. Trois loups et une humaine, ça ne fera jamais une meute.
Pour que la meute vive et survive, il faut un futur. Autre chose que du combat
et du sang. Le seul sang qui devra couler, sera celui de tes menstrues. Et encore,
celui là devra couler le moins possible.
-L'avenir des loups ne passent pas par la destruction des hommes, mais par la
naissance d'autres loups. Et ça, seule une louve peux le faire, continue
Dernier.
-Tu devras être la louve de cette meute. Tu devras être celle qui
arrêtera leur combat et les mèneras vers la paix.
-Même si je le voulais, je ne pourrais pas les empêcher de se venger
!
-Ho, j'ai pas dis maintenant tout de suite. La vengeance
Pourquoi pas
? Les singes apprendront peut être pour quelques siècles qu'il
ne faut pas crier au loup inutilement. Mais un jour, tu sauras qu'il est temps
de cesser de courir. Tu cesseras d'être une Fugitive pour devenir une
Mère.
-La lune se couche Premier, l'interromps Dernier en se levant, c'est l'heure
d'y aller.
-Ha, dommage
On se reverra peut être petite louve. J'ai hâte
de voir si tu survivras à la neuvième lune
Ca fait tellement
de temps qu'un singe n'est pas devenu un loup
Je te surveillerais
Il se relève lentement, dépliant ses grandes jambes maigres, puis,
avec le loup à quatre pattes, ils font demi tour. Elle ne sait pas à
quel moment ils disparaissent, ni si elle s'est rendormie, mais quand elle ouvre
les yeux, le jour pointe, et ils ne sont plus là. Elle se laisse tomber
sur le dos, pas encore tout à fait éveillée, mais plus
vraiment endormie et regarde le ciel au dessus d'elle. La lune est encore là,
à demi effacée par le jour naissant et elle a l'impression de
voir deux étoiles lui faire un clin d'il à côté
de l'astre. Et puis, Pluie grogne dans son rêve, Sourire à ses
côtés remue et Lande s'éveille en sursaut. Il regarde partout,
cherchant ce qui l'a réveillé, puis aperçoit la fille,
qui regarde toujours le ciel, yeux grands ouverts. Il l'appelle à voix
basse, pour ne pas réveiller les deux autres.
-Louve ?
Elle tourne la tête vers lui et il soupire de soulagement. Elle est épuisée,
ça se voit, mais elle ne souffre plus.
-Comment te sens tu ?
-J'ai fait
un drôle de rêve, déclare t'elle avant de
regarder à nouveau le ciel.
Il hoche la tête. Elle tend toujours à faire des rêves étrange
pendant la pleine lune, mais elle ne s'en souvient jamais, aussi n'insiste t'il
pas.
-J'ai vu des loups
Les gestes du blond ralentissent pendant qu'il écoute.
-Un loup blanc et un loup debout.
Cette fois, Lande s'arrête complètement, la fixant d'un air stupéfait.
Elle semble réfléchir, puis a un grand sourire et tourne la tête
vers lui.
-Ils m'ont dis que je devenait une louve.
[Dernier et Premier ] [Celle qui chante]